1992  ·  in: Zali Anne, Annie Berthier (ed.) 1997 – Les Écritures, Paris, Bibliothèque Nationale, p. 72  ·  pdf

Virgules d'Orient
ou comment fut construit Babel

S'il y a beaucoup de mots que la langue arabe a prêté aux langues d'Europe, peu sont ceux qui lui ont été restitués. Il serait très étonnant de savoir que ceci s'est passé aussi avec les nobles litières dans lesquelles s'entassent les mots en voyage – les lettres elles-mêmes.

Nous allons voir que c'est le cas de notre virgule, qui n'est plus ni moins que la lettre arabe "wâw", qui flotte incognito parmi tant de lettres latines. Et n'ont elles pas, par l'intermédiaire de l'alphabet phénicien, le même ancêtre lointain dans la personne des hiéroglyphes ?

En regardant la forme de la virgule – latine – et puis celle de la lettre "wâw" – Waw nasta'liq ou Waw thuluth selon le style calligraphique – on est frappé par leur ressemblance. Hasard, invention ou héritage ? En comparaisson avec le simple, inhérent "point", la virgule est plus compliquée avec sa queue attachée à une boule, comme la tête d'un serpent, mais pas assez "technicisée", schématisée comme les idéographiques, presque cunéiformes, guillemets Guillemets. Bref, elle est trop esthétique, pour qu'elle n'ait pas de liaison avec ce "wâw".

Observant ensuite avec le regard de la raison, on réalise l'identité de leur fonction – les deux ayant le rôle d'articulation entre les différentes parties de la phrase, et d'être un code pour la modulation de la voix et du souffle.

L'orthographe garde elle aussi la trace de leur proximité – tant la virgule – contingente en écriture latine au mot qui la précède – que le "wâw" – en arabe acolé au suivant – sont directemment reliés aux mots, l'incongruence venant du sens opposé des deux écritures. Enfin, l'habitude veut qu'on écrive en arabe la virgule "avec la queue en haut" – Virgule arabe -, ceci justement pour ne pas la confondre avec la lettre "wâw".

Pourtant il y a une différence entre la virgule et le "wâw" – l'une se pronnoce l'autre non. Et c'est ici qu'apparait la solution. Au fond, la virgule est une conjonction "et" légère, parce qu'elle est là sur la page, mais nonexprimée, muette. Les conjonctions "et" des langues européenes ont joué malgré la ponctuation des Grecs Anciens les deux rôles sans qu'on puisse faire aucune discrimination, jusqu'au XVIe siècle, quand la virgule s'affirme dans les typographies d'Italie. Plus tard, toujours par l'entremise de typographies, la virgule a été introduite en Orient, où le même cumul de fonctions existait dans le "wâw". Il ne nous reste qu'a nous imaginer comment dans les florissants ports italiens, qui vivaient semblables à des samsars sur le compte de l'Occident et de l'Orient, quelques apprentis typographes arabes avaient l'habitude de faire la liaison de mots à l'aide d'une sorte de queue bizarre, que le maître n'arrivait pas à lire, mais dont il comprit vite le rôle. Parce que cette curiosité était couramment utilisée aussi par les quelques mozarabes et juifs espagnols qu'il employait pour la correction des manuscrits, il adopta le signe, en se réservant toutefois le droit de lui donner une nouvelle fonction – celle de la virgule.