1993, Istanbul, au couvent de la paix

UKW / Ultra Kurze Werke

I.

Le soleil de midi et la rue trop bruyante avaient fatigué cheikh Hamza, qui était heureux de se retrouver dans son appartement, d'avoir bu malgré le danger d'une commotion une citronnade fraîche et de s'être assis sur le tapis pour prier. Au fur et à mesure que ses doigts glissaient sur le chapelet, le tapis grandissait, si bien que quelques mètres le séparaient de la marge. Regardant les franges, il les voyait s'allonger, onduler et puis, tout, jusqu'à l'horizon, n'était qu'un océan, dont le tapis en forme d'île rectangulaire flottait sur ses vagues. La vue lui fut coupée par une série d'enclos en pierres entassées, les uns en haies de ronces, les autres s'érigeant au bord de l'île. Mais bientôt il les perdu aussi de vue, le tapis ne cessant pas de s'étendre. L'intérieur s'était rempli des arbres énormes et d'une faune sauvage - ce n'était que la vitesse avec laquelle s'éloignaient deux points qui se trouvaient à côté un de l'autre, qui le sauvait, en l'éloignant, des animaux féroces. Ayant trouvé un chemin en biais, il arriva au bout de six jours à l'endroit où un nœud du tissage s'était défait, ce qu'il avait remarqué avant de commencer la prière. Il répara le tissage, puis se laissa glisser entre deux fils de l'autre côté du tapis.

Vu l'anonymat dans lequel vivait le cheikh Hamza, sa disparition passa inaperçue sur Terre. Pourtant, au Paradis, une tente fut préparée, dans l'attente du nouvel arrivant.

II.

"Ah ! Vous avez un trou dans le dos. Ne bougez pas !", s'écria la sœur, quand le patient avait relevé sa chemise pour se faire une piqûre entre les omoplates. "Il ne faut pas qu'on remarque.", ajoutât-elle et enfonça dans le trou un bâillon de ouate. Mais l'ouverture resta aussi visible qu'avant, si bien qu'elle introduisit encore quelques tampons et bientôt un sachet de ouate entier. "Il ne faut pas qu'on remarque !", disait la sœur avec terreur dans la voix et commença a jeter dans le trou une couverture de lit, puis un matelas et pêle-mêle quelques autres objets de fourniture, une lampe de chevet, une table de nuit, un portemanteau. "Avant que le docteur n'arrive... Avant que le docteur n'arrive... Il faut se dépêcher !" À la fin elle fit entrer les poules, la vache et le cheval de traction de l'hôpital. Le docteur apparu, observa le trou béant et se munissant d'une paire de ciseaux d'opération, se jeta sur le patient avec un sourire qui laissait entrevoir une longue attente de ce moment. Il élargit le trou, coupa une large entrée dans le dos du patient, puis se jeta la tête en avant, dans l'ouverture ainsi dégagée et disparu, tirant avec soi l'infirmière, la chambre, l'hôpital tout entier.

III.

L'œil qui ne pouvait pas se regarder soi-même,
Grandi
Et pris les dimensions de l'Univers.

Alors il devint aveugle,
N'ayant plus rien à voir.

IV.

En rentrant chez soi après une journée de pluie, Abjad ne trouva pas le portemanteau à sa place habituelle, derrière la porte. Il se tourna et dans l'obscurité il le distingua à quelques mètres devant soi. Il lui paru que le portemanteau s'était arcbouté sur ses pieds de bois, prêt à bondir. Abjad s'esquiva, sauta derrière le bureau, mais le portemanteau le poursuivi, en courant après lui dans la chambre. Il mit Abjad le dos au mur, fonça sur lui les corne en avant et en transperçant son corps, il attacha dans ses branches le manteau mouillé. Abjad eu encore le temps de penser qu'il aurait du enlever son imperméable avant d'entrer dans l'appartement.

V.

À Meersbrück ils avaient appris à construire leur maisons avec des sons. Là-bas l'air était tellement imprégné du sel de la mer, qu'il était devenu visqueux. Ainsi un son n'était audible que sur une certaine distance, ensuite il s'enlisait, produisant des rides - à la manière d'une aiguille tirée sur un disque de gramophone - pour finir dans une forme concrète, visible. À Meersbrück au lieu d'architectes on avait des compositeurs, les maçons étaient des interprètes virtuoses et les habitants, en grande partie, des mélomanes. La vie dans cet endroit avait un seul inconvénient: on devait être silencieux dans son comportement au risque de ne pas éveiller une architecture baroque à tout mot polysémique, voire une jungle trop envahissante.

VI.

À Constantinople, où les étoiles
ont le goût de vanille,
dans le Palais du Topkapi
les Marsupilamis
font la chasse à l'Okapi.

VII.

Il venait d'achever d'écrire le nom d'Allah. Les lettres noires de la calligraphie s'étendaient devant lui sur le papier - lignes bien proportionnées, tirées avec précision par une main de maître, modelée par le temps au cours des exercices. Les lettres étaient belles, trop belles, si bien que parfaites et donc non permises. L'alif se leva du papier comme en sortant d'un fourreau et se mit à tanguer dans les airs en signe d'attente. Il comprit alors et mit sa tête sur le bout d'ivoire qu'il utilisait pour couper les roseaux. L'alif tomba et d'un coup sec trancha la tête tendue.

VIII.

Il avait décidé de partir dans le Sud - là où il faisait beau et où le temps coulait toujours moins vite qu'ailleurs -, mais finalement, il dû renoncer, une tempête de temps s'étant abattue sur le pays entier. Il rentra chez lui et se mit à dormir pour échapper à la tourmente du temps annoncée, dont le rythme saccadée risquait d'endommager beaucoup de montres et de métronomes.

IX.

Étant en retard, il prit une ruelle où le temps coulait plus vite, et arriva à l'Université au même moment que ses collègues.

X.

Il regardait à travers la vitre l'enfant qui jouait dans la fenêtre largement ouverte. D'un coup, il le vit vieillir, devenant dans quelques instants vieux. Il pensa qu'il avait de la chance de ne pas loger dans les maisons de l'autre côté de la rue, qui étaient exposées aux coups de temps.

XI.

"Et maintenant, comment vais-je faire pour m'échapper ?" Dans son pyjama blanc, l'homme était débout dans la plaine où s'était trouvé l'asile psychiatrique, dont même les traces de son emplacement étaient recouvertes de la terre orange qui s'entendait partout. Son obsession était de "s'échapper". Il préparait longuement ses évasions, ce qui faisait qu'il réussissait la majorité de fois. Il avait même quelques complices parmi les infirmiers - qui agissaient ainsi sous l'ordre du médecin, dans le cadre de la thérapie. Mais au bout de quelque temps, on le rattrapait toujours, et il recommençait ses plans de fuite de plus en plus compliqués. L'homme s'assit par terre et se mit a pleurer. Quelques nuages passèrent à côté de lui. "Comment vais-je faire pour m'échapper ?"

XII.
Matin

Dans le jardin une panthère aux yeux émeraude passe en disant "Günaiden !". Un norme génie ailé portant la barbe assyrienne s'approche et cueille des figues pour un petit déjeuner dans les Cieux. Une légère brise fait frémir les feuilles - une fée du Maghreb couchant est venue m'apporter des nouvelles.

XIII.

Le premier soir il fut logé dans le salon. Pas très haut, spacieux, peint en blanc, il donnait l'impression de calme et grande étendue. Posé contre le mur d'en face de l'entrée, bordé par deux niches, il y avait une malle mamluke en bois. Au milieu des entrelacs végétaux se trouvait gravé un lion chassant une gazelle. En passant la main sur le bois, il ouvrit par curiosité le couvercle : à l'intérieur, le lion courrait après la gazelle dans une plaine. Avant que les animaux ne s'échappent pas dans la chambre, il ferma la malle. Une énorme vase noire de terre cuite, dont le sujet de décoration était une bataille entre des chevaliers, lui attira l'attention. Au fur et à mesure qu'il frottait la vase avec une nappe pour la dépoussiérer, les figures en relief s'animaient et bientôt elles bondirent sur le tapis. Devinant qu'il ne restera pas longtemps vivant au milieu de ce terrible bruit d'armes et de sabots, il s'empara de quelques vases de fleurs pleines d'eau et les vida sur le tapis. A l'instant celui-ci se mit a grandir en hauteur, capturant dans une dense forêt les combattants. Il saisit alors le bout d'un fil du tapis et dans un bref délai il réduisit celui-ci à une pelote qu'il jeta dans la malle aux lions, après quoi il se prépara à dormir.

XIV.

Une pastèque m'offrit son cœur :
il ne reste plus qu'une robe verte en souvenir
et des noyaux à vendre au portes des cinémas.

XV.

Il apprit à Adam tous les noms. (Le Coran)

Mais il n'y a pas assez des mots pour designer toutes les choses. Alors, pour expliciter, on aligne plusieurs mots les uns après les autres, ensuite on fait des phrases, puis on compose des livres - en plusieurs tomes -, et on commence à ériger une bibliothèque. Tous les mots de toutes les langues forment un seul, énorme mot : l'image du monde reflétée, transposée dans des lettres. Celui qui connaît cet unique mot est Dieu.

XVI.
Galata

Un soir famélique rôde autour de la journée
Comme les cauchemars autour d'un feu.

XVII.

Ce matin l'oreille gauche déclara son indépendance. Vers midi déjà, elle fut suivie par la majorité d'autres parties du corps qui firent sur place sécession, en s'éloignant à toute allure. Le cerveau resta seul à affronter la nuit. Il profita de dernières lueurs du soir pour atteindre le coin d'un carrefour important, où il se proposa en vente. Une colonne de pieds en marche descendu le boulevard sans ralentir ; un groupe de poings nerveux s'agita un temps autour de lui ; quelques index pointus le menacèrent ; des yeux vinrent le dévisager comme un objet de luxe inutile, tandis que des langues pendantes se parlaient sans s'entendre d'une fenêtre à l'autre ; enfin un crâne vide s'arrêta devant lui, le regardant avec nostalgie, puis il cracha sur lui et reprit son chemin. C'est probablement vers le matin qu'il se laissa engloutir par un ventre trop affamé pour faire des moues.

XVIII.

Je cherche dans l'encrier
Des mots enchantés
Pour défaire une insomnie
Devinée dans le café du soir.

XIX.
Procès-verbal

En rentrant hier chez moi vers une heure du matin, j'ai trouvé Moi-Même assis à mon bureau en train d'écrire des vers. Je l'ai prié de me rendre mes pantoufles de maison que j'avais l'habitude de porter, mais il a refusé. Ensuite il m'a obligé d'écouter sa poésie, tandis qu'on goûtait le vin que je venais d'acheter et dont je n'avais nullement l'intention de partager avec qui que ce soit. À la fin de sa déclamation, je n'ai pas pu m'empêcher d'y faire une critique acerbe, que Moi-Même ressenti comme une insulte. Il s'en suivit un échange de propos diffamants et au plus haut de la dispute, Moi-Même leva la main pour me frapper. C'est alors que j'ai saisit instinctivement un objet que j'abattis sur sa tête. Ainsi je déclare avoir tue Moi-Même, en me trouvant en état de légitime défense.

XX.

La souris grise pointa son museau en direction de la caravane des horlogers qui s'en allaient. Ils avaient laissés après eux le sable de vieilles clepsydres trop usées. Bientôt le vent commenca a souffler sur le sable de douces caresses, impatient d'entendre son chant. Ce soir, tandis que les dunes bougeront, la petite souris grise écoutera l'histoire de nouveaux temps arrivés ce matin dans le desert.

"Quel géant paresseux a cassé sa
clepsydre au-dessus du
Sahara ?", se lamente
une voix ;
"Ou quel autre compte s'en construire une
par les sables de là-bas ?",
lui répond une mélopée.

XXI.

Le petit oiseau mauve était blotti à l'extérieur, dans le coin de la fenêtre, en fin d'après-midi. On le voyait mal, la vitre était pleine de poussière et on ne l'entendait pas, le vacarme dans la rue ne s'arrêtant jamais.

Hawaz le regardait intensément depuis son bureau. Ce matin, à peine avait-il commencé a présenter ses travaux basés sur la réédition d'un ouvrage fort ancien, que les membres de la commission se sont levés contre lui, expliquant que le livre n'a jamais pu être écrit, toutes les sources convergeant en ce sens et qu'en conséquence son travail devenait dépourvu de substance.

Hawaz se précipita sur l'ascenseur, attendit la demi-minute de descente, traversa en courant le hall de l'immeuble où un concierge sans lacets le salua et se trouva dans la rue en essayant d'arriver le plus vite à l'imprimerie où fut produit le livre. Il sautait du trottoir au carrossable, passait entre les voitures, se pressait dans une foule de plus en plus compacte, avançait difficilement, entendait des voix autour de lui, des visages qui s'approchaient, on le questionnait si lui il voyait, quoi ? l'oiseau bien sûr, que ceux qui étaient plus en avant devraient voir, sur le char que tiraient les cinq bœufs, un oiseau énorme, qu'on a amené du Sud du pays, les visages s'approchaient d'avantage en sifflant, en jetant, en susurrant les mots à ses oreilles, tout le monde ne parlait que de ça, l'oiseau qu'on décrivait si bien et que ceux qui étaient plus en avant devraient voir sur un char tiré par cinq boeufs ; et Hamza qui sautillait, le livre à la main, pour mieux apercevoir ce qu'il ne voyait pas, ou peut-être seulement pour découvrir une ruelle moins engorgée.

À l'imprimerie on reconnut le livre, on se souvint même des problèmes typographiques qu'il avait posé, mais ni dans le bureau du directeur, ni dans l'atelier du maître ou ailleurs, on ne fut capable de retrouver l'ordre d'impression, aucun dossier ne mentionnant le livre de Hawaz. Bien d'avantage, on ne su même plus dire qui fut la personne qui avait passé la commande.

Puis Hawaz décida qu'il était inutile d'aller chercher la maison d'édition, la ville entière s'était ruée vers une place dans laquelle fut conduit le char à l'oiseau, si bien que les rues étaient devenues vides, les rares passants demandant toujours à Hawaz des nouvelles de ce qui se passait sur cette place en échange d'autres informations qu'ils connaissaient.

Il entra dans une maison. Après le vestibule, s'ouvrait une grande salle divisée en quatre, chaque coin étant occupé par une tente carrée faite de toile de sac. À l'intérieur c'était dimanche, les enfants jouaient dans la rue, les hommes fumaient assis sur des pierres et les femmes préparaient le riz du repas. Quelques maigres chats regardaient Hawaz et un chien aboyait sans conviction. Il se dirigea vers les murs, monta les escaliers et chercha tout au long du mur parmi les livres. La bibliothèque contenait des documents relatifs à l'œuvre - sur son existence plus exactement -, car nombre de personnes au fil des siècles déclaraient détenir le livre, en même temps qu'ils tenaient à souligner l'improbabilité de son existence antérieure. Parmi la liste des ouvrages de son auteur on le trouvait effectivement, mais dans les manuscrits on a pu dépister un passage défiant la possibilité de l'avoir écrit.

À cette heure la lumière entrait par les fenêtres rondes au-dessus de l'entrée, elle parcourait la salle et faisait sortir hors de la pénombre qui avait gagné la partie antérieure de la synagogue, le Saint des Saints, où se trouvait peut-être encore la Torah, mais où on ne voyait plus qu'une table de marbre incrustée de lettres, des alephs aux cornes de bœufs. Et dans l'hémicycle, entre deux palmiers, se tenait un coq, un pied levé en l'air. Il paraissait connaître depuis longtemps Hawaz et le regardait calmement. Dans les yeux de Hawaz, qui tenait toujours son livre à la main, il n'avait pas la forme d'un oiseau, il voyait un globe de lumière incandescente qui grandissait, il ne voyait que le nom de l'oiseau, écrit en toutes lettres, une graphie qui au fur et à mesure qu'elle s'approchait, changeait de tracé, se multipliant, contenant en plus petit le nom de chaque partie de son corps, se divisant ensuite davantage, n'étant qu'à quelques mètres, centimètres de Hawaz, exprimant dans des noms écrits de plus en plus de détails de l'organisme de l'oiseau, qui grandissait dans une lumière dorée et finissait par englober totalement Hawaz, devenu une suite des lettres digérée à l'intérieur d'un vocabulaire biologique.

Le lendemain matin, dans un bureau quelconque on s'étonna de trouver la lumière allumée comme si une personne avait passé la nuit là, puis de découvrir un vrai bureau en bois, avec une chaise derrière et des crayons et des papiers au-dessus, sans qu'on sache à qui appartenait ce bureau, aucun de deux collègues qui se partageaient la chambre n'ayant le souvenir d'une troisième personne. Seulement le perroquet dans sa cage répétait sans qu'on le comprenne "Hawaz ! Hawaz !". Et puis les collègues se mirent à débattre sur un plan pour arriver dans l'après-midi jusqu'à la place de l'oiseau du char tiré par les cinq bœufs dont tout le monde parlait et voulait voir.

XXII.
Egg Poem

 

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